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L’histoire du mois - Ottolenghi ou le Harry Potter de la cuisine ?

Le chef anglo-israélien Yotam Ottolenghi est une icône de la cuisine aujourd’hui, dans l’Hexagone comme dans de nombreux pays à travers le monde. Mais les Français ont tardé à découvrir l’univers de l’intéressé…

L’anecdote fait partie du mythe Harry Potter : douze éditeurs dirent non à la créatrice du petit sorcier à lunettes avant qu’il puisse voir le jour sur papier. Les mêmes doivent se mordre les doigts avec plus de 500 millions d’exemplaires - les chiffres donnent le tournis - vendus à ce jour. L’histoire de Yotam Ottolenghi avec le monde de l’édition n’est pas la même : dès 2006, il signe dans le vénérable Guardian britannique une chronique baptisée “The new vegetarian”. La première recette ? Une salade avec morceaux de pains, concombres, tomates et plein d’autres petits assaisonnements qui feront la renommée de cet intellectuel d’abord fortiche en pâtisserie. L’Ottolenghi tome 1 arrive dans les rayons des librairies d’Outre-Manche en mai 2008 et reprend les recettes de l’épicerie-restaurant ouverte dans le charmant quartier de Notting Hill à Londres. D’année en année, Yotam Ottolenghi devient un peu plus une star de la gastronomie. Fin 2012, le célèbre magazine The New Yorker consacre un article-fleuve à ce « chef philosophe » dont « les idées changent la façon dont Londres mange ». Mais en France, rien. Il faudra attendre cinq années supplémentaires pour la publication d’un premier livre signé Ottolenghi chez nous. Edbury, l’éditeur d’Ottolenghi en Angleterre, a bien essayé de vendre les droits dans l’Hexagone mais personne ne s’est montré intéressé…

Culot et chefs anglais méprisés

Catherine Saunier-Talec, directrice d’Hachette Pratique, raconte la suite. « En voyage à l’étranger, je découvre le livre Jérusalem et je tombe amoureuse du bouquin. Les recettes très longues et les ingrédients inconnus - comme le sumac ou le zaatar - lui donnaient un côté mystérieux. Tout ça est était très nouveau ». En avril 2012, déambulant dans les allées de la foire aux livres de Londres - évènement professionnel majeur du milieu de l’édition - elle tombe à nouveau sur la couverture de Jérusalem présenté sur le stand de l’éditeur Edbury. Elle se dit que le livre est forcément déjà vendu à un concurrent mais demande quand même au culot. Réponse d’une certaine Alice dont se souvient encore Catherine Saunier-Talec : « Non seulement les droits du livre sont disponible mais Ottolenghi, comme nous, rêverions d’être édités en France ». Pourquoi les maisons d’édition ont refusé d’éditer ce phénomène ? « A l’époque, on regardait les chefs anglais de haut quand on était en France. Il y avait un peu de mépris. Et puis, les frontières étaient moins ouvertes qu’aujourd’hui, on ne suivait pas des chefs du monde entier sur les réseaux sociaux », commente Catherine Saunier-Talec.

Un cycle du livre très inhabituel

Le 16 octobre 2013, le livre débarque dans les étals français. Hachette fait imprimer 6 000 exemplaires en mettant à disposition le tiers en librairies. Il s’en vend une centaine la première semaine, 1 500 la semaine avant Noël. « Je n’ai jamais testé autant de recettes que pour ce livre, elles changent de ce que j’ai l’habitude de cuisinier et ça fait du bien. Mention spéciale pour les croquettes de cabillaud à la sauce tomate», écrit un client sur Internet. Beaucoup d’autres sont dithyrambiques à propos de la salade d’épinards, dattes et amandes ou des poires pochées au vin blanc et à la cardamome. « Nous n’avons pas fait d’étude de marché pour ce bouquin donc on ne connaissait pas le potentiel. Mais ces ventes fortes dès le départ me font dire que c’est comme si la demande était latente. On s’est dit après coup que le chef était un peu plus connu que ce que l’on pensait et qu’il était certainement plus attendu, parce qu’un certain public allait déjà à Londres fréquenter ses adresses », considère Catherine Saunier-Talec. Chose totalement inhabituelle pour le cycle d’un livre : il s’en vend autant sinon davantage les années suivantes : 8 000 en 2016, 9 500 en 2018, 14 000 en 2019…

Près de 600 000 exemplaires vendus en France, 8 millions dans le monde

Au total, Jérusalem s’est écoulé à 110 000 exemplaires dans l’Hexagone, près de 600 000 si l’on ajoute les sept titres suivants traduits en français. Et 8 millions dans le monde entier. « Le chef qui a rendu l'aubergine (plus) sexy », a titré le magazine Society en juin dernier. Cet engouement est sans doute lié à l’époque qui appelle plus de végétal dans les assiettes et à des assaisonnements jusqu’ici assez méconnus en Europe et dans les pays anglo-saxons. Mais il y a aussi autre chose : l’intéressé, qui écrit de longue date des recettes pour les centaines de milliers de lecteurs du Guardian (puis du New York Times désormais), met un point d’honneur à proposer des recettes très précises et sans manques, ce qui n’est pas toujours dans le cas dans les livres culinaires. Il peut compter sur l’équipe de son fameux laboratoire de test pour cela. Ainsi que sur une Franco-Britannique habitant au Pays de Galles qui, en bout de chaîne, refait chacune des recettes dans la cuisine de son domicile pour vérifier la faisabilité du livre dans une configuration “normale”. Mais ça, c’est une autre histoire…

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